La chute du prix du pétrole, "la guerre par d'autres moyens"?



Le prix du pétrole a baissé de 25% en quatre mois. Certains pays exportateurs accusent l'Arabie saoudite, premier exportateur mondial, de manipuler les cours du brut. Avec l'assentiment des Etats-Unis, ou pas. Explications.


La brusque baisse des cours du brut ces derniers mois après trois années de stabilité est-elle due aux seuls équilibres du marché? Peut-être pas. Certes, le ralentissement de l'économie mondiale, en particulier en Chine, "l'atelier du monde", contribue à freiner la demande. Certes, avec l'essor de leur production de pétrole de schiste, les Etats-Unis n'ont plus besoin d'importer d'or noir. Certes, le pétrole libyen et irakien a recommencé à couler abondamment, malgré le désordre au Moyen-Orient. Mais, le prix du pétrole stabilisé autour de 110 dollars le baril au début de l'été a perdu 25% en l'espace de quatre mois. Il a atteint son plus bas niveau depuis 2010.
Plusieurs des pays exportateurs de pétrole appellent à une réunion de l'Opep pour arrêter la chute des cours en réduisant la production. Mais Riyad, par la voix de son ministre du pétrole, Ali al-Naimi, ainsi que le Koweït, ont manifesté ouvertement leur intention de les laisser filer à la baisse. De quoi nourrir les soupçons d'un usage politique de cette baisse par l'Arabie saoudite.
L'Iran, la Russie et le Venezuela premiers affectés
La monarchie saoudienne, dont la production représente un tiers de celle de l'Opep, dispose de suffisamment de réserves pour se permettre de supporter une baisse des prix pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Plusieurs des pays rivaux du Royaume - ou ceux en conflit plus ou moins larvé avec les Etats-Unis - seraient en revanche durement affectés par une chute durable des cours en dessous de 90 dollars le baril. Les budgets de l'Iran, de la Russie, ou du Venezuela ont en effet été calculés sur la base d'un baril à plus de 100 dollars.
Au point que plusieurs observateurs voient dans la position saoudienne une action concertée avec la Maison blanche pour les affaiblir. "Cette baisse des prix sert les intérêts stratégiques des États-Unis et de l'Arabie saoudite", assure Thomas Friedman dans le New York Times L'éditorialiste subodore dans cette politique une "guerre par d'autres moyens" à l'encontre de Moscou et de Téhéran. Les recettes d'exportation de pétrole représentent environ 60% des recettes publiques de l'Iran et plus de la moitié de celles de la Russie. Une vision des choses partagée par l'ancien ministre russe des finances Alexeï Koudrine, comme le rapporte Le Courrier de Russie: "Il n'est pas exclu que la chute actuelle des prix du pétrole soit le résultat d'un complot entre plusieurs acteurs majeurs du marché, notamment les États-Unis et le Proche-Orient".



Les accusations de Moscou...


La Pravda avait d'ailleurs anticipé cette baisse, en pleine crise ukrainienne au printemps dernier: "Obama veut que l'Arabie saoudite détruise l'économie russe", titrait le journal au mois d'avril, s'appuyant sur le passé pour justifier sa lecture des événements. L'action conjointe de l'Arabie saoudite et des Etats-Unis dans les années 1980 serait même à l'origine de la fin de l'URSS: "En 1985, le Royaume a quintuplé sa production, de 2 à 10 millions de barils par jour, et provoqué une chute du prix du baril de 32 à 10 dollars. Acculé, Moscou a augmenté ses exportations, accélérant la dégringolade du baril jusqu'à 6 dollars. L'Arabie saoudite a compensé la perte en multipliant sa production par cinq. Mais l'économie russe n'y a pas résisté et s'est effondrée." La Pravda oublie un détail: au début des années 1980, l'Arabie saoudite avait drastiquement réduit sa production afin de compenser la baisse de la demande mondiale au moment où de nouveaux gisements étaient découverts en mer du Nord. En 1985, la hausse de la production saoudienne a été ramenée à son niveau de... 1980. 


... de Téhéran et de Caracas


Pénalisé par les sanctions occidentales liées à son programme nucléaire, l'Iran dénonce également la politique de Riyad, qui "tout en prétendant diriger l'Opep, agit pour les intérêts du G20", selon les termes de l'ancien ministre du pétrole Masoud Mirkazemi. Même suspicion au Venezuela, dont l'économie est en difficulté: "La baisse des cours n'est pas liée aux fondamentaux du marché mais à une manipulation destinée à nuire aux économies des principaux pays producteurs de pétrole", a déclaré le ministre des Affaires étrangères Rafael Ramirez. Même si la baisse des cours de l'or noir pénalisera aussi d'autres exportateurs, comme l'Irak ou le Nigeria qui, eux, ne sont pas dans le collimateur des Saoudiens ni des Américains. 


Pression de Riyad sur Washington


L'Arabie saoudite profite aussi de l'occasion pour faire pression sur les Etats-Unis, où la rentabilité de l'exploitation du pétrole de schiste sera mise à mal en dessous du seuil de 90 dollars le baril, selon plusieurs observateurs. Une façon de faire payer l'inquiétude qu'inspirent au royaume les négociations sur le nucléaire entre la Maison Blanche et la République islamique. et sa hantise d'un rabibochage entre les deux ennemis de 35 ans
Autre raison de l'agacement de Riyad, selon l'Indian Defence Review: la monarchie a toujours été accommodante en compensant, pour stabiliser les prix, la baisse de production de l'Iran, du Soudan et de la Syrie quand cela été nécessaire, puis en la réduisant lors du retour de la production irakienne. Mais le Royaume a mal pris la forte hausse de la production américaine de pétrole ces six dernières années. 
Pour autant, l'Arabie saoudite sait ne pas aller trop loin, observe le Financial Times et elle a conscience que "la chute du prix du pétrole offre de facto un allègement de l'impôt pour le consommateur américain". Riyad, ajoute le FT, "prend un risque calculé" vis-à-vis du parrain américain. 

Source  www.lexpress.fr